de Hugo Claus (Nu Nog) traduction de Marnix Vincent
Aujourd’hui encore, au gibet, un chiffon dans la bouche,
elle qui s’éveille les lèvres gonflées, les yeux fermés,
elle était cette chose que je savais et que j’ai perdue,
mais comment l’ai-je perdue, comment aboie un chien enivré ?
Aujourd’hui encore son visage de lune et son corps de lune,
jeune, trop jeune, avec ces seins, ces côtes, ces fesses.
jadis il y avait des flèches d’amour, on les sentait en vérité,
elles ravageaient, pensais-tu, cette jeune blanche et pleine lune.
Aujourd’hui encore ses ongles rongés, ses tétins blessés,
ses cuisses si lisses où se nichait son rire vertical
et elle qui méprisait la métaphysique, dit : « Ah, chéri,
dans chaque cellule de ton sperme résident Dieu et sa mère. »
Aujourd’hui encore les stries taches tatouages égratignures.
toutes blessures d’amour sous sa robe légère,
et je le crains, il n’est pas fini, ce jeu âpre et sournois,
écorchures et griffures de son pauvre sous-bois.
Aujourd’hui encore, elle gisait en silence démesurément
seule, fourche désertée, luette paralysée,
et moi, immobile aussi dans sa cellule, je 1’entendis,
le cliquetis des chaînes enserrant sa cheville gauche.
Aujourd’hui encore je la vois le matin, lasse, indolente
après 1’amour lent pencher la tête, presque hésitante,
canard qui glissait sur 1’étang et picorait 1’eau,
puis plongeait vers moi, et happait, et puis jamais plus.
Aujourd’hui encore je noue ses cheveux de jais en crêtes.
piquants, brins voluptueux et je la glorifie comme
totem et croix dans ma maison qui en grande hâte,
avec maladresse, se mue en temple a la déesse furtive de l’Amour.
Aujourd’hui encore toutes ces chambres, ces nuits, ce nu crémeux
et tout ce sommeil avant et après, et l’odeur de bruyère.
Comme elle ronflait quand je demandai si elle était heureuse
et comme elle caressait l’oreiller, lourdement perdue à mes côtés.
Aujourd’hui encore ses membres, tous quatre affaires, épuisés.
et ses cheveux encore humides sur ses joues chaudes,
alors, bourreau taquin, elle me prit le cou entre ses chevilles,
décapitée, elle m’offrit sa froide blessure luisante.
Aujourd’hui encore je brandis un drapeau et lève les bras au ciel
et crie « Camarade ». Mais c’est elle qui rendit les armes.
Car sur le champ de bataille je l’entendis bégayer ,
avec l’accent de sa mère, ses grossières vociférations.
Aujourd’hui encore, alors que je suis sur le point de virer
vers cette autre vie, elle me guide comme dans une eau noire.
elle me lorgne et m’épie à travers ses cils redoutables,
et rit lorsque dégoulinant je grimpe contre son talus doré.
Aujourd’hui encore tout son corps carminé luit de sueur
et d’huile aromatique, lisses sont ses orifices.
Pourtant ce que je sais d’elle reste, geste étrange,
sans écho, plein d’amertume, hasard et regret.
Aujourd’hui encore j’oublie les dieux et leurs ministres.
c’est elle qui me fracasse, me condamne et m’oublie,
elle qui est de toutes les saisons mais surtout d’hiver
car elle devient plus belle, plus froide, à mesure que je meurs.
Aujourd’hui encore parmi toutes les femmes il n’en est pas une
comme elle, pas une dont la bouche sauvage m’ait à ce point
surpris. Mon âme, la sotte, parlerait d’elle si elle le pouvait.
mais mon âme a péri corps et biens.
Aujourd’hui encore frémissante de fatigue, elle chuchota :
« Pourquoi agir ainsi, jamais plus je ne te lâcherai, mon roi. »
II n’était au monde prince plus froid, et téméraire
je lui montrai comme le roi pleurait de son oeil unique.
Aujourd’hui encore si j’ose penser à ma fiancée perdue.
je tremble sur mes jambes, imaginant qui la cueille en cet instant,
ma fiancée, mon laurier-rose ambulant, qui ne cesse
d’arracher le chiendent que je suis de son jardin de délices.
Aujourd’hui encore tandis que les abeilles de la mort
virevoltent autour de moi, je goûte le miel de son ventre.
J’entends le bourdonnement de sa jouissance et fixe
les pétales roses, mouillés, de sa fleur mouvante et carnivore.
Aujourd’hui encore notre vaste lit avec son odeur, l’odeur de ses aisselles,
notre lit pâle où viennent chier les oiseaux du monde.
Au marché aux oiseaux: « Je le veux », dit-elle, « celui-là, le sauvage
qui frappe tout le temps du bec contre son téton. »
Aujourd’hui encore, comme elle se débattait et refusait ma bouche,
et il fallut que je la renverse, mes ongles dans sa poitrine.
pour qu’elle cède et puis, dans mon sommeil ivre de sa luxuriance.
elle m’attisa de nouveau comme un feu qu’on croyait éteint.
Aujourd’hui encore son sein mouvant logé dans mes mains
et ses lèvres enflées par les morsures de mes dents,
et ses ongles rongés et ses tétins blessés.
et comme elle louchait dans la lumière crue du matin.
Aujourd’hui encore il me faut imaginer qu’en ce piètre laps de temps
qui me sépare de la nuit polaire elle fut les étoiles,
l ‘herbe, les cancrelats, les fruits et les larves,
et que je fus consentant, que je continue à m’en réjouir.
Aujourd’hui encore comment la décrire, à quoi la comparer ?
Jusque dans la tombe je l’agencerai, la peindrai, l’altérerai,
et le souffle court, lui réinsufflerai sans cesse la vie
par mes lamentations exaspérantes, mes jérémiades infinies.
Aujourd’hui encore ses yeux et le rimmel et l’ombre des paupières
et les lobes écarlates, percés, de ses oreilles.
« J’ai la fièvre », dit-elle, « je n’en peux plus, je te tue,
ces doigts que tu as, plus jamais personne, nulle part, jamais. »
Aujourd’hui encore elle a dix-neuf ans, malgré tout l’alcool,
malgré les rides tracées sur ses joues par trop de larmes.
peintures guerrières et camouflages,
moisissures et congélation de sa vie sans moi.
Aujourd’hui encore ses mots de fiel et son odeur de métal
quand elle s’en fut pour de bon et que je mourus d’angoisse.
Que me chaut Parménide, le philosophe bigle,
avec sa lumière et sa nuit sans lumière tout à la fois ? Elle! Elle !
Aujourd’hui encore si je la retrouvais comme un conte
de lune après la pluie, lui léchant à nouveau les orteils.
à nouveau sur pied, armé de mon cœur de pierre.
une nouvelle chanson horrible et tendre naîtrait, à la Cole Porter.
Aujourd’hui encore, elle, plus que l’eau de son corps prodigieux,
lac salé où le canard peut flotter et s’enraciner,
et ce canard qui bande c’était moi – entends-moi cancaner! –
et elle, femme d’eau, me berçait sur ses vagues ou faisait semblant.
Aujourd’hui encore si je la revoyais avec son regard myope,
les hanches plus lourdes, la croupe plus ronde,
je l’embrasserais, je crois, à nouveau, je boirais d’elle,
plus affairé qu’un bourdon, plus allègre, plus agile.
Aujourd’hui encore, tandis que je reste enchevêtré, noué en elle.
le Destructeur est à l’œuvre et calcine les humains.
Des humains de quelque standing ont perdu leur chemin
comme après une bataille sans armes ni vainqueurs.
Aujourd’hui encore enchaîné dans ses fers, affichant le nez sanglant
des amants, je dis, empli de son printemps fleuri :
« Mort, cesse de torturer la terre, n’attends pas petite mort chérie,
que j’aie joui, mais fais comme elle et sévis! »